L’économie humaine est une approche qui est proposée aux personnes et aux organisations qui sont indignées par les situations inhumaines qu’elles rencontrent là où elles vivent, dans leur pays et leur continent, dans le monde. Les situations où la dignité humaine est en jeu. Des situations qui ne tiennent pas à des comportements individuels mais à l’organisation de la société aux trois niveaux local, national et mondial, qui bien sûr interagissent entre eux.
La liste de ses situations inhumaines est hélas longue : des personnes et des groupes qui n’arrivent pas à satisfaire leurs besoins élémentaires (se nourrir, se loger, s’habiller,…) ; qui n’accèdent pas aux services de base (eau potable, assainissement, électricité,…), qui n’accèdent pas à une éducation de qualité, à des soins de qualité ; des groupes qui sont victimes de discriminations ; des personnes et des groupes qui sont exploités ; qui sont victimes de violences ; des sociétés où la liberté de penser, de s’exprimer, de s’informer, de se réunir, de manifester, de pratiquer sa religion n’est pas respectée ; des territoires où règne l’insécurité du fait des conflits violents ou parce que les auteurs de violence ne sont pas poursuivis ni jugés ; des territoires où les équilibres naturels sont détruits par l’activité humaine, qui subissent des catastrophes naturelles à cause du réchauffement climatique dû à l’activité humaine.
Toutes ces situations sont celles par rapport auxquelles l’économie humaine propose une façon de penser et d’agir. Appelons ces enjeux des enjeux d’économie humaine.
Disons tout de suite que ces enjeux sont à la fois communs à toute l’humanité et différents selon les sociétés. Communs, car beaucoup de problèmes se jouent à l’échelle mondiale et parce que la nature humaine est unique. Différents, car l’histoire, les cultures, les contextes socio-économiques, les positions géopolitiques sont diverses.
Il faut donc donner à l’expression économie humaine un sens large, pas seulement le sens habituel d’organisation de la production et de la commercialisation des biens et des services, mais son sens originel de gestion de la maison (du grec oikos, maison et nomia, gestion). L’économie humaine, c’est la façon dont la société, la maison commune, du local au global, s’organise pour que tous ses membres vivent humainement, dans la dignité.
Qu’est-ce que vivre humainement, dans la dignité ? Les réponses sont évidemment diverses selon les cultures et selon les convictions de chacun. On peut cependant dégager des convergences entre les différentes sagesses que les civilisations humaines ont produites.
Il y a une référence commune à toute l’humanité, c’est la Déclaration Universelle des Droits Humains, avec les Pactes qui la complètent : droits civils et politiques ; droits économiques, sociaux et culturels. L’économie humaine fait sienne cette référence.
Elle se situe dans le large courant de l’humanisme, un humanisme radical, qui met la personne humaine, toute la personne et toutes les personnes, au centre, une personne humaine qui fait partie intégrante du vivant et qui vit en harmonie avec lui.
Dans ce courant, elle a ses racines dans la vie et l’œuvre de L-J Lebret et le nom même d’économie humaine vient de la vie et de l’œuvre du Père Lebret et du mouvement Economie et Humanisme qu’il a fondé.
Dans ce sens large, l’économie humaine peut s’appeler aussi écologie humaine ou écologie intégrale. C’est une politique, non au sens d’action des pouvoirs publics, mais au sens d’organisation de l’ensemble de la société, pouvoirs publics inclus, pour concourir au bien commun. C’est un projet de civilisation.
Ce n’est donc pas du tout une doctrine économique. Ni un système économique. L’économie au sens habituel de système de production et d’échange de biens et de services n’est qu’une partie de l’ensemble de l’organisation par laquelle la société répond aux besoins et aspirations de ses membres. Le fait même qu’elle se conçoive et se pratique comme indépendante de cet ensemble, en isolant l’homo economicus de l’homme complet et en faisant du profit son objectif est d’ailleurs un problème majeur de notre monde. L’économie et l’argent sont au service de l’être humain. L’économie comme discipline fait partie des sciences humaines. L’action des agents économiques vise à la fois à servir leurs propres intérêts et l’intérêt commun, le bien commun, des sociétés où ils agissent.
L’économie humaine est une façon de penser et d’agir pour transformer la société afin qu’elle soit plus humaine. Cette articulation de la pensée et de l’action est un de ses fondamentaux
Pour l’essentiel elle propose
une vision qui donne du sens à l’action, qui permet de répondre à la question : « Quelle société voulons-nous contribuer à construire avec notre action ?»
une démarche pour mener l’action, qui permet de répondre à la question : « Comment s’y prend-on pour que l’action réussisse ? ».
L’essentiel de la vision peut être exprimé par ces quatre formules :
Tout l’homme
Tous les hommes
Par tous les hommes
En harmonie avec la nature.
La démarche comporte les fondamentaux suivants
La conscientisation par l’éducation émancipatrice. Le changement de la société s’appuie d’abord sur la capacité de ses membres à partager une analyse des problèmes qu’elle rencontre et des objectifs qu’elle veut atteindre
La démocratie, entendue au sens large d’une organisation qui permet à tous les membres de la société de définir le bien commun et d’agir pour lui.
L’articulation entre changement personnel, changement du territoire où l’on vit, changement des structures nationales, changement de l’ordre mondial.
Inscription dans le cycle du changement : voir, juger, agir, évaluer.
Rôle déterminant des personnes engagées, qui conçoivent et mènent leur vie pour le bien commun, de façon constante.
Dans l’expression « économie humaine » l’économie ne se limite pas à ce qu’il est habituellement convenu d’appeler l’économie (c’est-à-dire l’organisation de la production, de la consommation et des échanges de biens et de services). C’est plus largement la façon dont la société s’organise pour répondre aux besoins humains. Autrement dit, c’est une politique, mais pas au sens des conditions d’exercice du pouvoir dans une société. Il y a là une première orientation dans le choix des mots. Nous disons aux acteurs économiques : attention, vous ne pouvez pas définir votre action seulement comme visant à produire et répartir de la richesse, mais vous devez la restituer dans les enjeux de la société dans laquelle vous agissez.
Et nous disons aux acteurs politiques : attention, faire de la politique ce n’est pas seulement exercer le pouvoir, chercher à le conquérir ou à influencer ceux qui l’exercent. Vous devez resituer votre action dans les grands choix de société et de civilisation. C’est une première manière de donner du sens à l’approche globale qui est celle de l’économie humaine.
Un premier choix majeur : l’économie humaine est une référence pour ceux qui agissent pour rendre la société plus juste, plus solidaire, plus responsable, plus digne, plus durable. Notre réseau est un réseau d’acteurs. D’acteurs qui ne se satisfont pas de l’ordre de nos sociétés, le plus souvent parce que certaines situations sociales les indignent, les révoltent, parfois aussi parce qu’ils sont motivés par la recherche d’un progrès collectif. La plupart des exemples du livre "Chemins d'Économie Humaine", sont du premier type, mais certains, comme celui de Wikipedia, sont du deuxième. Mais dans tous les cas, il y a volonté d’agir, refus de se résigner, affirmation que c’est possible, engagement dans une action collective. Et cette action comporte toujours deux dimensions : on agit ici et maintenant, on vise l’amélioration immédiate, et on s’appuie sur cette action pour faire advenir des changements structurels. Cette position se distingue ainsi de deux autres (sans compter celle de ne rien faire !) : celle qui consiste à ne croire qu’en l’action locale, en renonçant à porter des changements structurels et celle qui est orientée vers un changement « du système » considéré comme un préalable à tout résultat effectif. Nous reprenons la formule qui combine local et global, mais sans limiter l’action au local et la pensée au global. Il s’agit d’agir et de penser à la fois localement et globalement.
Référence pour l’action, l’économie humaine est constituée de trois types de composantes : une vision, une démarche, des principes d’organisation sociale. Pour reprendre la métaphore des chemins : la vision, c’est le but, le phare qui indique vers où l’on va ; la démarche c’est comment nous avançons sur le chemin ; les principes, ce sont les repères sur le chemin.
La formule qui synthétise cette vision, c’est que toute société doit viser « le développement de tout l’homme et de tous les hommes » (entendant bien sûr ici tous les humains, hommes et femmes). Une autre se retrouve dans une des définitions que l’on peut donner de l’économie humaine : « L’économie humaine est la façon dont la société s’organise pour que chacun de ses membres vive dans la dignité ». Un équivalent de vivre dans la dignité est que chacun est traité et se comporte comme une personne. La personne, ce n’est pas un individu qui ne vise que sa propre satisfaction et ne compte que sur lui-même, c’est un être relié. Pour reprendre la formule du philosophe français musulman Abdennour Bidar, c’est un tisserand qui entretient des liens avec lui-même, avec les autres, avec l’Univers et le vivant. La personne ne se définit pas non plus par son appartenance à une communauté, qui adhère sans discernement à ses représentations et ses valeurs, qui la défend en toute circonstance et cherche à imposer sa domination sur les autres communautés. Elle est capable d’exister par elle-même, d’exercer sa liberté et sa créativité. Elle est à la fois sujet de droit et de responsabilité. Cette vision de la personne reliée, en opposition avec l’individualisme, le communautarisme, le déterminisme, le cynisme, est une des caractéristiques de l’économie humaine et de sa dimension spirituelle.
L’économie humaine s’inscrit ainsi dans la tradition humaniste, qui récuse une organisation de la société où la place de chacun est définie selon une hiérarchie sociale qui s’impose à tous, qui ouvre sans limite le champ de la recherche scientifique, sans jamais oublier que la science cherche à comprendre comment fonctionne le monde et ne répond pas aux questions sur les finalités. Cette tradition humaniste a notamment conduit à l’adoption en 1948 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ainsi que des Pactes sur les droits civils et politiques et sur les droits économiques, sociaux et culturels, qui font partie des fondements de l’économie humaine.
Sur le terrain proprement économique, l’économie humaine récuse la conception qui postule que l’optimum pour la société est atteint en laissant chaque individu maximiser son bien-être et chaque entreprise maximiser son profit. Elle considère, au contraire, que l’organisation économique a pour objet de répondre aux besoins humains dans toute leur diversité.
A noter cependant que dans la vision proposée par l’économie humaine, la recherche par chacun de son propre intérêt, par les groupes et par les nations de leur propre intérêt n’est pas critiquée en soi (c’est une des dimensions de l’être humain qu’on ne peut récuser – qui veut faire l’ange, fait la bête). Elle affirme cependant que cette recherche ne se fait pas en ignorant l’intérêt général et en respectant des règles.
Sur l’approche globale des besoins, notre réseau de garder comme référence (sans en faire un dogme) la distinction de Lebret entre trois types de besoins : les besoins essentiels, les besoins de confort, les besoins de dépassement. Attention, les besoins essentiels ne sont pas seulement ceux de première nécessité, la santé et l’éducation en font partie. Ils recouvrent en fait les droits économiques et sociaux définis dans les pactes des Nations unies. Le terme « confort » est un peu péjoratif, il ne faut pas l’interpréter comme le superflu. Il s’agit aussi de rendre la vie plus facile, moins pénible. Les besoins de dépassement se réfèrent à la dimension spirituelle de la personne humaine et de l’humanité. La référence spirituelle conçoit l’univers et la vie comme des mystères, qui appellent respect et humilité, comme dépassant toujours la compréhension qu’on en a, ouverts à l’infini, appelant à une quête sans fin de la beauté, de la justice, de l’amour.
Cette répartition des besoins n’a pas simplement un intérêt anthropologique, elle induit des différences dans l’organisation de la société. Pour répondre aux besoins essentiels, qui sont des droits, la société a le devoir de s’organiser. Pour répondre aux besoins de progrès matériel elle peut se limiter à faciliter les initiatives et le travail de ses membres. Pour répondre aux besoins de dépassement, elle ne doit surtout pas imposer un modèle unique et fermé de compréhension du monde, mais respecter la diversité et la liberté philosophique et religieuse.
Cette démarche peut être caractérisée par la formule « avec et par » : tout problème dans l’organisation de la société se traite avec les intéressés, en les impliquant dans la définition des buts et dans l’action.
En d’autres termes, il n’y a pas de solution toute faite, ni de solution qui vienne de l’extérieur et qu’il suffirait d’appliquer dans n’importe quel contexte.
La nécessité d’impliquer les intéressés, conduit à mettre l’accent sur deux axes essentiels dans toute démarche de transformation et qu’on retrouve constamment dans tous les exemples : l’éducation et la démocratie, on peut aussi employer les termes de conscientisation et d’“empowerment”.
Cette implication se joue dans les moments successifs de l’action : voir, juger, agir, évaluer…et recommencer. Voir, c’est l’enquête participative ; juger, c’est le diagnostic partagé ; agir, ce sont les initiatives portées par les populations elles-mêmes ou les mandats donnés aux autorités ; évaluer, c’est le bilan collectif de l’action engagée ou le moment où les autorités rendent compte de leur action. Et ce cycle se répète, sachant que l’expérience montre qu’il y a des phases où la mobilisation est plus active et d’autres où elle l’est moins.
Il faut noter que l’implication, ce ne sont pas seulement des luttes pour revendiquer que la solution soit apportée par d’autres, c’est aussi s’organiser pour agir ici et maintenant. C’est lutter pour ses droits et prendre ses responsabilités. C’est changer soi-même tout en exigeant que les autres changent.
Agir avec et par a pour conséquence que le changement prend du temps et se joue dans la durée. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des moments où le changement se cristallise, dans l’euphorie d’un grand jour, mais cela signifie que le travail de fond passe par les consciences et que celles-ci ne se transforment qu’avec le temps.
Il faut répéter que l’économie humaine n’est pas un modèle. C’est un chemin, car l’essentiel est de toujours progresser. Ce sont des chemins divers car les sociétés sont diverses dans leurs cultures et dans leurs histoires. Cependant dans cette démarche, les acteurs qui se réfèrent à l’économie humaine sont attachés à décliner les principes issus de la vision en structures qui organisent la société et l’économie.
Sans vouloir ni pouvoir être exhaustifs et en s’appuyant sur les actions conduites notamment au niveau territorial, voici les principaux principes d’organisation identifiés :
Elargir et approfondir la démocratie dans ses différentes dimensions : garantie des libertés publiques, garantie du pluralisme de l’information, organisation du débat public, participation des citoyens, désignation des dirigeants, contrôle des dirigeants
Développer l’éducation de tout l’homme et de tous les hommes, à tous les âges de la vie
Développer la recherche dans toutes ses dimensions (fondamentale et appliquée) en faisant appel à tous (chercheurs, détenteurs des savoirs traditionnels et pratiques)
Élargir l’accès aux œuvres culturelles et développer la capacité de tous à être des créateurs culturels
Organiser et améliorer les services publics grâce à des impôts auxquels tous contribuent
Organiser la solidarité selon le principe : de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins
Organiser les relations durables entre l’Humain, le Vivant et l’Univers.
Définir un droit de propriété qui garantit l’accès universel aux biens communs, préserve la diversité et la qualité des ressources naturelles, garantit un usage pour l’intérêt commun et interdit l’abus
Développer la liberté et la capacité entrepreneuriales de tous les acteurs économiques, dans leur diversité (ce que peut résumer la formule :« Tous des entrepreneurs »)
Organiser les garanties pour que chacun puisse vivre décemment de son travail, dans la diversité des situations
Définir les règles qui constituent le cadre que doivent respecter tous les acteurs économiques, pour poursuivre leurs objectifs économiques de façon responsable, en prenant en compte l’intérêt commun des sociétés dans lesquels ils interviennent
Organiser la coopération des acteurs économiques dans les territoires et dans les filières
Organiser l’accès des acteurs économiques à la finance, dans leur diversité et interdire les gains financiers qui ne sont pas liés à la production de biens et de services.